Passage, passages, paysages…

Le 5 avril 2003, un lundi vers 19 h 45, mon père tombait en décrochant le téléphone. Il venait de «faire» un Accident Vasculaire Cérébral. Six mois après le décés de ma mère, nous avions déjeuné ensemble le dimanche, la veille. L’un et l’autre nous avions regretté la difficulté de nos échanges, trop à se dire au point de ne rien se dire. Et pourtant nous étions en parfaite harmonie de pensée.

Un mois plus tard, mon frère médecin trouvait pour mon père une chambre dans l’hôpital-maison de retraite de Brou, le village d’Eure et Loir où il exerce.Il était resté aphasique et hémiplégique.Nous ne pouvions plus communiquer que par des échanges de sourires et des contacts de tendresse. Mon frère lui rendait visite quotidiennement. Je ne pouvais passer que beaucoup plus irrégulièrement.

Rien dans cette chambre confortable ne correspondait à l’univers de mon père. Lui qui avait relu Tolstoï la semaine précédent l’AVC ne sa- vait plus lire, plus écrire… Jusqu’à la fin de ce passage, son dernier pas- sage le 13 janvier 2006 nous n’aurons jamais su s’il comprenait ce que nous disions. Il aimait encore écouter de la musique. Il semblait avoir oublié tout le reste. Ni le mot mathématique, ni le mot astronomie qui avaient marqué sa vie n’éveillaient la moindre réaction.

Il m’était très pénible de contenir mes émotions lors de mes passages à Brou. La route était répétitive et lassante. Lors d’un de ces premiers passages, l’idée me vint de photographier quelques lieux choisis le long de mon itinéraire, à chacun de mes voyages. Je choisis alors le village de Bullou, en léger retrait de la D 28. Poursuivant la route de retour vers Paris, je trouvais un petit moulin, au bord du Loir, juste avant Saumeray. Il fallait prendre le dernier petit embranchement sur la gauche avant le village. Là je repérais un arbre chargé de gui dont

je décidais de faire un de mes sujets. Autour de ce lieu minuscule, je décidais de dresser l’histoire de l’arbre, du Loir, des champs croisés. C’était passionnant de décrire à chaque passage ces morceaux de territoire qui n’auraient arrêté aucun regard de passant habitué des lieux.

Essayer, à chaque passage, de mémoire des passages précédents de décrire les mêmes lieux aux différentes saisons en jouant des hasards météorologiques qui rythmaient ma route.

À Bullou, en pleine journée, pas âme ne passe. Le village s’étend autour d’un château constitué de deux corps de bâtiments presque semblables se faisant face. On me racontait que le terrain séparant les deux ailes du château où je croisais quelques lapins était le lieu des sépultures des victimes des affrontements qui s’y déroulèrent lors de la révolution. À la sortie du village vers l’est, je trouvais un bout de route, une maison, des palissades colorées, et enfin tout au bout de la route, avant le che- min creux, des paysages improbables qui ne se révélaient qu’une fois photographiés.

C’est le résultat de ces passages répétés qui constituent la matière de ce livre. C’est aussi la restitution de la réflexion que je me faisais de pou- voir photographier ce que le commun des passants juge insignifiant et que le miracle de la représentation transforme en réalité tangible.

Prétention de ma part d’en faire une réflexion photographique dans laquelle la forme ne résulte que du cumul de mes émotions et de ce qui doit être le fruit de ce qu’il convient de nommer «ma culture».

Gilles Walusinski, novembre 2010

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