Photographier les Merveilles
Que peut faire un photographe confiné si ce n’est plonger dans son passé pour y chercher ce qui peut se regarder de nouveau ? En juillet 1969, je venais de quitter l’école (nommée alors Vaugirard, devenue plus tard Louis Lumière). Deux années comblées par une révolution, nom que l’on donne au mois de mai 68. Parti dans ma 2 CV vers la vallée de la Roya près de Saint-Dalmas de Tende, j’allais réaliser ce que je regarde aujourd’hui comme mon premier reportage, je préfère écrire mon premier travail. Au-delà de l’anecdote, -aléas du travail, chamailleries circonstancielles-, ce retour en arrière est l’occasion d’évoquer deux figures directement liées à ce premier travail et politiquement aux antipodes : un militant et un savant.
Un ami proche de mes parents, le chirurgien Daniel Martinet, qui m’avait connu enfant par le menu, m’avait présenté Raymond Hirzel dont la vie et les engagements lui ont valu une rubrique dans le Maitron, le dictionnaire du mouvement ouvrier. Raymond Hirzel était à la tête d’une association, Neige et Merveilles, qui avait acheté en 1961, à la chandelle…, le site de la Minière de Vallauria près du col de Tende dans le Mercantour. Dans le bâtiment qui avait abrité les ouvriers de la minière d’argent, fermée en 1927, Raymond Hirzel recevait l’été des jeunes bénévoles qui avaient reconstruit les locaux et devaient, cette année là, assister un archéologue venu sur le site dit de la « vallée des Merveilles » répertorier et interpréter les innombrables gravures rupestres figurant sur les roches plates au pied du mont Bégo
La rencontre avec Raymond Hirzel fut un moment d’amitié partagé avec son épouse, Gabrielle. Ils habitaient Meudon-la-Forêt et Raymond voulait m’aider. Il me loua une petite chambre de bonne perchée dans un huitième étage sur les grands boulevards, non loin de l’Opéra. Comme tu es maintenant photographe, me dit-il, tu pourras installer un laboratoire à la Minière pour traiter les photographies qu’Henry de Lumley, l’archéologue, souhaite que tu prennes — en lumière rasante — pour faire ressortir les creux des gravures. Un mois de travail semblait bien insuffisant pour reproduire ces 100 000 gravures dont environ 37 000 sont figuratives.
Raymond était né en 1920, fils d’une mère d’origine italienne et d’un père suisse-allemand. Son enfance n’avait connu que la vie en communauté sous l’influence du Californien Raymond Duncan, le frère d’Isadora Duncan. Ses parents poursuivirent l’expérience à Meudon dans une grande propriété léguée par une riche bourgeoise russe. Raymond, devenu adulte, dut trouver un travail, la régie Renault fut la solution de proximité. Si le Maitron donne le détail de son parcours politique, je pourrais le résumer par trotskyste, pacifiste internationaliste. Après la guerre il avait flirté avec le bordiguisme, mouvance internationaliste italienne. Chez Renault il organisa la résistance syndicale dans le courant anti-stalinien, fonda un journal ; Tribune Ouvrière. Ce « journal d’atelier » s’orientera par la suite vers la mouvance Lambert, qui fut plus tard à l’origine de LO (Lutte Ouvrière).
Raymond Hirzel se tourna vers des activités associatives et culturelles, inspiré du mouvement des auberges de jeunesse. De juillet 1955 à janvier 1956 il organise un tour du monde de « cinq de chez Renault » avec Gabrielle Di Falco, sa femme. Enfin, en 1957, il découvre les ruines d’un hameau autour de la Minière de Vallauria, une mine d’argent abandonnée en 1927 et rachetée par l’armée italienne. En 1961 il rachète ce hameau avec l’association Neige et merveilles qu’il a créée.
Quand j’arrive sur place en ce début juillet 1969, un groupe de jeunes très internationaux est sensé assister l’archéologue Henry de Lumley venu depuis deux ans répertorier et interpréter les gravures rupestres du site baptisé la vallée des Merveilles. Accompagné de son épouse, Marie-Antoinette, il ne cache pas ses sympathies royalistes que sa notoriété et son autorité universitaire rendent tolérables à Raymond.
L’archéologue, aussi connu pour sa découverte de « l’homme de Tautavel » s’est mis dans la tête qu’il faut photographier l’ensemble des gravures en lumière rasante, seul moyen, pense-t-il, de faire ressortir la texture en creux que les hommes du fer ont donnée aux gravures par un piquetage méticuleux. L’archéologue trouve donc en Neige et Merveilles la mine de stagiaires utiles à ses « découvertes ».
On me dit : tu es le photographe, c’est à toi de mettre en œuvre cette technique. Il me revint aussi la charge d’installer un laboratoire pour développer et tirer le fruit de la campagne de prise de vues. Las, nous sommes en montagne. Même en juillet pas moyen d’obtenir les vingt degrés requis pour développer les films argentiques. À mes demandes insistantes, Raymond me répondait, c’est toi le photographe, débrouille toi. J’augmentais donc le temps de développement au point que le grain des films se confondait presque avec les cupules que les hommes du fer avaient laissées sur les roches en les frappant de leur outil.
La Minière était encore un bâtiment spartiate en 1969. On pouvait y accéder en voiture. Mais pour atteindre les gravures rupestres et passer de 1500 m à 2300 m d’altitude, il fallait marcher et porter matériel et ravitaillement à dos d’homme. Vacances sportives. J’avais cédé au désir de l’archéologue de lumière rasante, apporté un flash muni d’une lourde batterie au plomb. Je me dis aujourd’hui que le numérique aurait simplifié le travail…
Les prises de vues en altitude alternaient avec les soirées et les nuits en refuge. Les conversations avec Henry de Lumley et Marie-Antoinette évitaient le sujet clivant pour se concentrer sur les théories interprétatives de l’archéologue. Mon bagage scientifique me faisait douter face à ce qui m’apparaissaient comme des élucubrations sous influence… Si une gravure représentait ce que nous connaissons comme la lettre Ψ je me permettais de douter que les hommes de l’époque du fer aient eu connaissance de l’alphabet grec. De même, la représentation de ce que je voyais comme un poignard me paraissait peu correspondre avec l’interprétation sacrée attribuée au site par de Lumley. Encore que le sabre et le goupillon soient réputés faire bon ménage à toutes les époques.
En altitude nous avions la compagnie des bergers et de leurs moutons, de leurs chèvres et des chiens. Je me disais déjà qu’il fallait garder des documents de ce site merveilleux, des petits lacs de montagne dont l’un porte le nom de lac des Grenouilles. J’en eu la confirmation en photographiant des têtards, anthropophages ou cannibales ?
Le temps a passé depuis ce travail et je me dis que les avatars vécus avec mon hôte et l’équipe de de Lumley préfiguraient nombre des problèmes qui encombrent la vie d’un photographe. En particulier se battre pour conserver ses négatifs. J’avais réussi à sauver l’équivalent de trois bobines de 35 mm avec les images auxquelles je tenais le plus.Ce sont celles que je peux publier ici dont celle de Tende qui est une manière d’hommage à la vallée de la Roya sinistrée.
Une image de refuge atteste que la montagne est gaie. Je n’ai pas oublié l’ami tchèque que j’ai connu pendant ce séjour. Il me racontait son printemps de Prague et redoutait de retourner chez lui après l’arrivée des tanks soviétiques.
Gilles Walusinski
publié sur Délibéré le 21 Janvier 2021 : https://delibere.fr/photographier-les-merveilles/