Gilles Walusinski

PHOTOGRAPHE

BREST, LA VILLE, LE PORT DE COMMERCE, LES PAUVRES…

En 1982, une commande passée par l’association des PACT et la revue Habiter m’avait permis de travailler à Brest. En 1992 le Ministère de l’Équipement lançait une « commande publique » dont le titre Le port et la ville correspondait à la préoccupation politique du développement – difficile – des ports en France comparé aux grands ports européens. Je décidai alors de revenir à Brest.

Il est intéressant de s’attarder sur ce que signifie commande publique en photographie, de faire la part de l’intérêt général documentaire et de comprendre les intentions réelles ou dissimulées des commanditaires. Si les mécènes ont permis aux peintres d’exécuter des portraits de célébrités et de gagner ainsi de quoi vivre, on peut considérer que la commande passée par Napoléon à David pour immortaliser son sacre est une des premières commandes publiques destinée à figurer sur les cimaises du Louvre.

Au milieu du XIXe siècle, Napoléon le petit demanda à Viollet le Duc de trouver cinq photographes de renom pour dresser un état des lieux des monuments historiques que le pays n’avait plus les moyens d’entretenir ou de restaurer. C’est bien l’État qui passait cette commande, que nous connaissons depuis 1979 sous le titre de Mission héliographique, à Baldus, Gustave Le Gray, Mestral, Hyppolyte Bayard et Henri Le Secq. Dès lors, la Mission héliographique servira de référence pour la future commande publique concernant les photographes. Dans ces circonstances, se fit jour le conflit entre la photographie considérée comme une œuvre d’art et la photographie-document qui pèse encore aujourd’hui.

En 1979 le ministre de la Culture de Giscard, Jean-Philippe Lecat, conseillé par son directeur de cabinet, Bertrand Éveno, passionné de photographie, décide de passer une commande – publique – à dix photographes pour célébrer une « année 1980 du Patrimoine ». Dix photographes pour le Patrimoine pour dix régions telles que la partition du pays avait alors instituées. Avec le recul que le temps nous donne, il apparaît que la commande publique n’était pas exempte d’arrière-pensées politiques alors qu’au moment de sa passation les auteurs s’en félicitaient, simplement heureux d’une opportunité de travail. Cette première commande depuis celle de 1851 devait en provoquer d’autres, ainsi pensaient ses initiateurs.

Au même moment, Philippe Néagu, conservateur au musée d’Orsay, mettait à l’honneur la Mission héliographique en comparant l’initiative de l’État en 1851 à la commande passée par la FSA (Farm Security Administration) au moment du New Deal de Roosevelt pour documenter les migrations des paysans de l’Ouest américain ruinés par la crise de 1929.

Il a fallu attendre 1984 pour que la DATAR, en charge de l’aménagement du territoire, passe commande à douze photographes d’une étude sur le paysage. De nouveau le choix des auteurs s’est trouvé balancer entre des photographes reconnus comme des artistes et d’autres plus spécifiquement comme des documenteurs. L’État faisait référence à la FSA et parmi les douze « lauréats » choisis par un directeur artistique, Raymond Depardon et Robert Doisneau servaient de caution au choix de ce dernier. La mission de la DATAR devait susciter de nouvelles initiatives, servir d’exemple…

En 1992, la Délégation aux arts plastiques du ministère de la Culture, création de Jack Lang, privilégiait une tendance de la photographie baptisée « plasticienne ». Il s’agissait de ne pas laisser passer une avant-garde et de valoriser le travail de ceux qui donnaient au marché ce que nombre de galeries d’art avaient choisi pour palier aux ventes plus ardues de l’art contemporain.

Un urbaniste de l’État, haut-fonctionnaire au ministère de l’Équipement, réussit à convaincre son administration d’attribuer un budget suffisant pour passer commande à six photographes chargés de traiter le sujet Le port et la ville. Il demanda à l’inspectrice générale de la Délégation aux arts plastiques en charge de la photographie de constituer le jury qui devait choisir les six auteurs. L’urbaniste avait l’envie de voir ce que donnerait le travail d’un jeune photographe représenté par la galeriste Agathe Gaillard. Cette dernière fit donc partie du jury et eut l’habileté d’imposer mon nom en échange du service attendu par le commanditaire… Ainsi va la vie des commandes publiques.

Plus tard, lors de la remise de la commande pour laquelle les six photographes étaient réunis, je compris que mon commanditaire n’appréciait pas mes choix documentaires trop éloignés des élans pictorialistes en vogue.

Apprenant la bonne nouvelle, être sélectionné pour cette commande, j’ai immédiatement pensé retourner à Brest. Une réunion préparatoire avait donné carte blanche aux auteurs dans le choix du port. Il revenait aux photographes de trouver par eux-mêmes le lien entre le port et la ville qu’ils avaient choisie.

Brest 1992 © Gilles Walusinski

 

Brest 1992 © Gilles Walusinski

Pour le port j’avais une photo de 1982 en tête, des murs de béton bien ébréchés, cernant des installations désuètes couvertes en tôle ondulée, un numéro 13 qui  m’avait assurément porté chance…

Je décidai de partir à Brest au mois d’août pour respecter le délai qui m’avait été donné. Cette année 1992, un peu plus encore qu’en 1982 le mois fut inhabituellement chaud pour le Finistère. La vie du port était au ralenti mais les chômeurs profitaient de leur temps libre pour venir pêcher dans les bassins déserts au volant de leur R 12 increvable.

J’avais décidé d’utiliser plusieurs formats de prise de vue et de travailler en noir et blanc. Le Leica devait m’accompagner en ville et l’acquisition récente d’appareils panoramiques Horizont, d’origine soviétique, devait me permettre d’appréhender mon champ visuel et de restituer ma perception du port. En complément la chambre grand format 10×12 cm et 13×18 cm pour satisfaire mes envies de donner aux détails ce que j’aimais tant dans le travail de Walker Evans…

J’arrivai à Brest un dimanche à deux heures de l’après-midi sous un soleil brûlant. Tournant en voiture dans des rues presque désertes à la recherche d’un hôtel, soudain virant devant l’Hôtel de Ville un homme chancelant traversa la chaussée devant mes roues. La fenêtre ouverte de ma petite Peugeot me permit d’entendre le craquement sec du crâne sur le bitume du pauvre homme quand il bascula, l’alcool ayant eu raison de son équilibre. Les secours tardaient à venir et pour une fois les gendarmes précédèrent les pompiers. J’avais laissé ma voiture en travers pour protéger l’homme des autres automobiles, un gendarme me disant « Ah ben cette fois Monsieur Lamour ne s’en sortira pas ! ». Une écume blanchâtre s’écoulait du crâne du malheureux.

Un cargo assez imposant fut mon premier modèle, deux matelots probablement philippins étant en train de repeindre le bulbe de proue, debout sur un radeau heureusement stabilisé par le calme plat régnant ce jour là. Un dimanche sur le port avant-goût de la ville et notamment du quartier de Pontaniou que j’avais arpenté en 1982. Et une photo en souvenir du pont-levis reliant Pontaniou à la ville « reconstruite » déjà photographié précédemment.

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